XIX
Aventurier et capitaine.
Nous avons dit comment Yvonnet, Maldent et Procope défendaient la même brèche que l’amiral Coligny.
La brèche n’avait pas été difficile à défendre, n’ayant pas été attaquée.
Seulement, nous avons dit encore comment la brèche voisine avait été surprise par les enseignes espagnoles et comment la compagnie du Dauphin l’avait si tristement laissé prendre.
Nous avons dit, enfin, comment, en voyant ce qui se passait à sa gauche, Coligny s’était élancé, appelant ceux qui l’entouraient sur ses traces, et comment, après le détour que la traverse l’avait forcé de faire, il était remonté sur le rempart que les Espagnols envahissaient déjà et s’était écrié : « C’est ici qu’il faut mourir ! »
Cette généreuse détermination était bien certainement dans le cœur de l’amiral, et sans doute avait-il fait tout ce qu’il pouvait pour l’accomplir, quoiqu’il ne fût point mort sur la brèche, soit par une faveur divine, soit par une vengeance céleste, – selon qu’on envisagera son assassinat, le jour de la Saint-Barthélemy, au point de vue protestant ou au point de vue catholique.
Mais cet avis, courageusement émis par un général de grand cœur, portant sur ses épaules toute une responsabilité militaire et politique, – qu’il faut mourir le jour où l’on est vaincu, – cet avis n’était sans doute point celui des trois aventuriers qui lui avaient loué, par l’entremise du procureur Procope, leurs bras pour la défense de la ville.
Donc, en voyant que la ville était prise et qu’il n’y avait plus moyen de la défendre, ils jugèrent que leur bail était résilié de plein droit et, sans communiquer cette opinion à ses coassociés, chacun se mit à fuir du côté où il espérait trouver son salut.
Maldent et Procope disparurent à l’angle du couvent des jacobins, et comme ce n’est point à eux que nous avons à faire pour le moment, nous les abandonnerons à leur bonne ou mauvaise fortune afin de suivre celle de leur compagnon Yvonnet.
D’abord il eut l’idée, rendons-lui cette justice, de prendre le chemin du Vieux-Marché pour aller offrir son épée et son poignard à sa bonne amie Gudule Pauquet ; mais sans doute pensa-t-il que, si redoutables que fussent ces armes dans sa main expérimentée, elles ne pouvaient, en pareille circonstance, être que d’une utilité médiocre à une jeune fille que sa beauté et ses grâces naturelles défendraient bien plus efficacement contre la colère des vainqueurs que toutes les épées et tous les poignards du monde.
D’ailleurs, il savait que le père et l’oncle de Gudule avaient, dans les caves de leurs maisons, préparé pour leurs objets les plus précieux, – et au premier rang de leurs objets les plus précieux il plaçaient tout naturellement leur fille et nièce, – le jeune homme savait, disons-nous, que le père et l’oncle de Gudule avaient préparé une cachette qu’ils regardaient comme introuvable et dans laquelle ils avaient, à tout hasard, amassé des vivres pour une dizaine de jours. Or, si acharné que fût le pillage, il était probable qu’à la voix des chefs l’ordre se rétablirait dans la malheureuse ville avant le dixième jour et, l’ordre rétabli, Gudule mettrait le nez hors de sa cachette et, en temps opportun, reparaîtrait à la lumière du soleil.
Le sac de la ville se passerait donc, selon toute probabilité, grâce aux précautions prises assez tranquillement pour la jeune fille qui, pareille aux premières chrétiennes, entendrait, des catacombes où elle était cachée, rugir le carnage et le meurtre au-dessus de sa tête.
Une fois convaincu que sa présence, au lieu d’être utile à mademoiselle Gudule, ne pouvait lui être que nuisible, Yvonnet, peu curieux d’ailleurs de s’enterrer pendant huit ou dix jours comme un blaireau ou comme une marmotte, Yvonnet, au risque de ce qui pourrait lui en arriver, résolut de rester au grand jour du ciel et, au lieu de se cacher dans quelque coin de la ville assiégée, se hâta de mettre tout en œuvre pour que, du soir au lendemain matin, la plus grande distance possible existât entre elle et lui.
Abandonnant Procope et Maldent qui, comme nous l’avons dit, tournèrent l’angle du couvent des jacobins, il commença par enfiler la rue des Ligniers, coupa vers son extrémité la rue de la Sellerie, prit la rue des Brebis, remonta jusqu’au carrefour des Campions, redescendit jusqu’à la ruelle de la Brassette, longea la rue des Canonniers et, par la rue de la Poterie, gagnant l’église Sainte-Catherine, il se trouva sur le rempart entre la tour et la poterne de ce nom.
Au contraire, il avait assuré son poignard à la chaîne de cuivre doré qui faisait orgueilleusement trois fois le tour de son col et il avait resserré d’un cran la ceinture contenant les vingt-cinq écus d’or qui constituaient la moitié de sa fortune ; car si Malemort, ne pouvant fuir, avait enterré les siens, Yvonnet qui comptait, lui, sur l’agilité de ses jambes pour sauver ses écus et sa vie, n’avait pas voulu se séparer de la part de son trésor dont il lui était permis de disposer.
Arrivé au rempart, Yvonnet enjamba résolument le parapet et s’élança, raide et les bras au corps, dans le fossé rempli d’eau vive qui serpentait au bas de la muraille.
Il avait passé si rapidement, qu’à peine les sentinelles avaient-elles fait attention à lui ; d’ailleurs, les cris qui, au même instant, retentissaient de l’autre côté de la ville avaient quelque chose de bien plus intéressant pour elles que cet homme ou cette pierre qu’on avait entendu rouler dans le fossé et qui ne reparaissait point sur l’eau, dont les cercles élargis venaient se briser d’un côté contre la muraille, de l’autre contre le talus gazonné des marais de Grosnard.
L’individu dont la chute avait causé ces cercles multipliés n’avait garde de reparaître, ayant nagé entre deux eaux et étant allé s’accroupir au milieu d’une famille de nénuphars dont les feuilles protectrices cachaient à tous les regards sa tête ensevelie dans l’eau jusqu’à la bouche.
Ce fut de là qu’il assista à un spectacle bien capable de préparer ses nerfs à l’état d’irritabilité auquel nous les avons vus arriver.
Beaucoup de combattants, la ville une fois prise, suivirent le même chemin que lui, les uns sautant, comme il avait fait, du haut en bas du rempart, les autres fuyant tout simplement par la poterne Sainte-Catherine, mais tous eurent cette malheureuse idée, au lieu d’attendre la nuit, d’essayer de fuir immédiatement. Or, fuir immédiatement était chose impossible, vu le cercle que les Anglais avaient eu soin de former parallèlement à cette face de la muraille, depuis la vieille chaussée de Vermand jusqu’aux rives de la Somme.
Tous les fuyards furent donc accueillis à coups d’arquebuse ou de flèches et repoussés dans le marais, où ils donnèrent aux Anglais, excellents viseurs comme on sait, le plaisir du tir à la cible.
Deux ou trois cadavres vinrent tomber, en reculant, tout près d’Yvonnet et s’en allèrent, en suivant le fil de l’eau, joindre le cours de la Somme.
Cela donna une idée au jeune aventurier, ce fut de jouer au cadavre et, en se tenant raide et immobile, de gagner, lui vivant, ce bien heureux courant d’eau qui emportait les morts.
Tout alla bien jusqu’à l’endroit où l’eau des fossés se jette dans la Somme ; mais, arrivé là, Yvonnet, en inclinant la tête en arrière et en ouvrant avec précaution les yeux, vit une double haie d’Anglais disséminés sur l’une et l’autre rive de la Somme et qui, n’ayant pas de vivants à fusiller, s’amusaient à fusiller les cadavres.
Le jeune homme, au lieu de conserver la raideur cadavérique qui le maintenait à la surface de l’eau, se pelotonna en boule, roula au fond et, à quatre pattes, gagna cette espèce de forêt de roseaux au milieu de laquelle il demeura caché sans accident et d’où nous l’avons vu déboucher pour gagner l’autre rive.
Comme, à partir du moment où le voyageur reparut à l’ombre des saules, nous l’avons suivi pas à pas jusqu’à celui où, haletant, il tomba sur la lisière du bois de Rémigny, il est inutile, du moins momentanément, de nous occuper davantage de lui. Nous allons donc l’abandonner pour suivre à son tour, dans tous les détails des événements qui venaient de lui arriver, monseigneur Dandelot, frère de l’amiral, dont la figure amie venait de faire jeter à Yvonnet un si joyeux cri de reconnaissance.
Nous avons dit que la brèche gardée par Dandelot avait été la dernière prise.
Dandelot était non seulement un général, mais encore un soldat ; il avait combattu de la hallebarde et de l’épée aussi bien qu’aurait pu le faire le dernier reître de l’armée. Comme rien ne le distinguait des autres que son courage, on l’avait respecté pour son courage, qui avait cédé au nombre ; une douzaine d’hommes s’étaient jetés sur lui, l’avaient désarmé, terrassé et amené prisonnier au camp sans savoir quel était le capitaine, nous ne dirons pas qui s’était rendu à eux, mais qui avait été pris par eux.
Une fois au camp, il avait été reconnu par le connétable et par l’amiral qui, tout en cachant son nom et le degré d’intérêt qu’ils lui portaient comme oncle et comme frère, avaient répondu de lui à ceux qui l’avaient pris, pour une somme de mille écus que les deux illustres captifs devaient payer en même temps que leur propre rançon.
Mais à Emmanuel Philibert, il n’y avait pas eu moyen de dissimuler le rang du prisonnier ; aussi, en invitant Dandelot à souper avec lui, comme il avait fait pour le connétable et pour l’amiral, il avait recommandé, comme il avait fait encore pour ceux-ci, que la surveillance la plus active entourât ce troisième prisonnier qu’il tenait au moins pour l’égal des deux autres.
Le souper s’était prolongé jusqu’à dix heures et demie du soir avec une courtoisie digne des beaux temps de la chevalerie. Emmanuel Philibert avait essayé de faire oublier à toute cette noblesse française, prisonnière comme au lendemain de Poitiers, de Crécy et d’Azincourt, qu’elle était à la table de son vainqueur, et il avait été infiniment plus question, pendant la soirée, du siège de Metz et de la bataille de Renty qu’il n’avait été question de la bataille de la Saint-Laurent et de la prise de Saint-Quentin.
À dix heures et demie, comme nous l’avons dit, on se leva de table ; des tentes avaient été préparées pour les nobles prisonniers au centre même du camp, dans une enceinte de palissades où l’on ne pénétrait que par une étroite ouverture que gardaient deux sentinelles.
Un cercle de factionnaires veillaient, en outre, au dehors de cette enceinte de palissades.
Souvent, pendant les longues nuits du siège, Dandelot avait, du haut de la muraille, étendu son regard sur ce camp gigantesque couché à ses pieds. Il connaissait le quartier de chaque chef, le gisement des tentes, l’intervalle gardé entre les hommes de nations différentes et jusqu’aux accidents de terrain qui faisaient moutonner toute la cité aux flottantes banderoles.
Depuis qu’il était prisonnier – et l’on sait qu’il n’y avait pas longtemps, – une seule idée avait, comme le balancier d’une pendule, battu les deux côtés du crâne de Dandelot.
Cette idée, c’était celle de fuir.
Aucune parole ne l’engageait et, nous l’avons dit, il ne s’était pas rendu, il avait été pris. Or, il pensait avec raison que plus tôt il tenterait de mettre ce projet de fuite à exécution, plus il aurait de chances qu’il réussît.
On ne sera donc pas étonné quand nous dirons qu’à peine sorti du quartier d’Emmanuel Philibert pour regagner celui des prisonniers, son œil commença d’interroger avidement tous les objets qui s’offraient à sa vue avec le désir de faire, dans un moment donné, du plus futile et du plus insignifiant peut-être de ces objets, un moyen de salut.
Un officier allait être envoyé par Emmanuel Philibert à Cambrai, où il devait annoncer la nouvelle de la prise de la ville et porter la liste des prisonniers de marque qui avaient été faits.
Cette liste s’était encore augmentée pendant le souper et l’officier, après qu’Emmanuel Philibert avait eu pris congé de ses convives, était entré sous la tente du général en chef pour que celui-ci ajoutât à la liste les nouveaux noms dont elle devait être grossie.
Un des chevaux des écuries d’Emmanuel, choisi parmi les plus rapides coureurs, stationnait à dix pas du quartier du prince, la bride enrayée à l’arçon, et tenu au mors par un valet d’écurie.
Dandelot s’approcha du cheval en amateur qu’attire la vue d’une bête de race ; puis, justifiant la réputation qu’il avait d’être un des meilleurs écuyers de l’armée française, d’un bond il se mit en selle, enfonça les éperons dans le ventre du cheval, renversa le palefrenier et partit au galop.
Le palefrenier renversé cria : « Alarme ! » mais Dandelot était déjà à vingt pas du point d’où il était parti. Il passa comme une vision devant les tentes du comte de Mégue ; le factionnaire le mit en joue ; mais la mèche de son arquebuse était éteinte. Un autre, qui était armé d’un mousquet à rouet, se doutant que c’était ce cavalier qui passait comme une trombe que lui désignaient les cris retentissant de tous côtés, tira sur lui et le manqua ; cinq ou six soldats essayèrent de lui barrer le chemin avec des hallebardes ; mais il culbuta les uns, sauta par-dessus les autres, les dépassa tous, rencontra la Somme sur son chemin, bondit d’un seul élan jusqu’au tiers de la rivière au lieu d’essayer de couper le courant, se laissa dériver et, à travers une fusillade qui n’eut d’autre résultat que de lui enlever son chapeau et de lui trouer son haut de chausses sans même lui égratigner la peau, il aborda sur l’autre rive.
Arrivé là, il était à peu près sauvé.
En cavalier consommé qu’il était, il avait trop promptement compris la valeur du cheval qu’il serrait entre les jambes pour redouter la poursuite d’autres chevaux sur lesquels il aurait cinq ou six minutes d’avance ; la seule chose qu’il avait donc à craindre, c’était que quelque balle ne le jetât en bas de son cheval ou ne blessât son cheval assez grièvement pour l’empêcher de continuer son chemin.
Aussi Dandelot eut-il un moment d’inquiétude en sortant de la Somme ; ce moment fut court : au bout de cinq ou six élans, le fugitif avait reconnu que le cheval était aussi sain et aussi sauf que lui-même.
Dandelot ne connaissait point le pays mais il savait la situation des villes principales qui entouraient Saint-Quentin et qui formaient la ceinture française : Laon, La Fère, Ham ; il devinait instinctivement le point où, vingt-cinq à vingt-six lieues au-delà de ces villes, gisait Paris. Ce qui lui importait, c’était de s’éloigner du danger ; il piqua droit devant lui et se trouva naturellement sur la ligne de gauche du Gruoïs et d’Essigny-le-Grand.
C’est en arrivant en vue de ce dernier village que, la lune s’étant levée, le cavalier put se rendre compte, non pas du chemin qu’il avait fait, non pas du lieu où il se trouvait, mais du paysage et de son aspect.
Dandelot, on se le rappelle, n’avait point assisté à la bataille ; il ne pouvait donc pas être frappé de l’aspect que présentait le champ de bataille et qui avait troublé Yvonnet.
Il continua sa route en ralentissant cependant le pas de son cheval, longea le village de Benay, passa entre les deux moulins d’Hinocourt, jetant à droite et à gauche, devant lui, d’avides regards. Ce que cherchait le cavalier, c’était quelque homme isolé, quelque paysan des environs auquel il pût se renseigner du lieu même où il se trouvait et qui pût lui servir de guide, ou tout au moins le mettre dans son chemin. Voilà ce qui faisait qu’à tout instant il se levait sur ses étriers, étendant son regard aussi loin que ce regard pouvait porter.
Tout à coup, il lui sembla, au milieu du terrain bouleversé du cimetière le Piteux, voir se dresser une ombre humaine ; il piqua droit sur cette ombre ; mais l’ombre paraissait aussi désireuse de le fuir que lui était désireux de la joindre. L’ombre avait donc fui à toutes jambes, Dandelot lui avait donné la chasse ; l’ombre s’était dirigée vers les bois de Rémigny, Dandelot avait deviné son intention et, par tous les moyens possibles à un cavalier, c’est-à-dire par les éperons, par les genoux, par la voix, avait redoublé la vitesse de son cheval, lui faisant franchir monticules, buissons, ruisseaux, afin d’arriver à ces bois maudits avant l’ombre qu’il poursuivait et qui eût semblé celle d’Achille aux pieds légers, si la terreur qu’elle paraissait éprouver ne l’eût point rendue indigne de ce nom victorieux d’Achille. L’ombre n’était plus qu’à vingt pas du taillis ; Dandelot n’était plus qu’à trente pas de l’ombre ; il avait fait un dernier effort dont nous avons vu le résultat ; l’ombre qui, au fur et à mesure qu’il s’en était approchée, avait pris la solidité d’un corps, l’ombre avait roulé à ses pieds, heurtée par le poitrail de son cheval. Il s’était jeté à terre pour porter secours à ce fuyard dont les renseignements pouvaient lui être si précieux et, dans le pauvre diable haletant, presque évanoui, à demi mort de frayeur, il avait, à son grand étonnement et en même temps à sa grande joie, reconnu l’aventurier Yvonnet.
Quant à Yvonnet, avec un étonnement égal, mais avec une joie bien autrement grande, il avait de son côté reconnu le frère de l’amiral, monseigneur Dandelot de Coligny.